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Pas de fonction numérique ou digitale dans le nouvel organigramme de France Télévisions, opportunité ou menace ?

Pas de fonction numérique ou digitale dans le nouvel organigramme de France Télévisions, opportunité ou menace ?

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Comme vous l’aurez constaté dans la constitution du comité exécutif de France Télévisions (http://www.francetelevisions.fr/groupe/comite-executif) aucun de ses titulaires ne porte la fonction numérique  ou digitale dans son intitulé. En 2010, son prédécesseur avait nommé Bruno PATINO à la Direction de la Stratégie Numérique en plus de ses fonctions à la tête de France 5. Pourtant, Mme ERNOTTE dans ses déclarations à la presse indique vouloir faire de France Télévisions une entreprise numérique.

Ne pas donner à une personnalité du Comex la fonction explicite d’avoir la charge du numérique, loin d’être un handicap, pourrait se révéler une réelle opportunité. Dans l’interview qu’il nous avait accordée pour le livre blanc « Quel avenir immédiat pour la Télévision face ou avec Internet ? » (téléchargement gratuit en ligne), Bruno Patino en charge de la stratégie numérique affirmait « Je ne conçois pas une organisation avec une business unit normale et une business unit numérique  séparées » bien que, dans les faits, France Télévisions était et est toujours organisée comme tel.

Retrouvez ci-dessous son interview.

Il est intéressant de constater que la vision proposée, lucide sur la problématique à laquelle doit faire face France Télévisions, ne se traduisait pas dans l’organisation. Pourtant, comme nous l’évoquons dans le livre blanc, à l’appui des différents entretiens que nous avons eus, il est difficile de mener à bien des projets transversaux avec une organisation verticale. Il existe pourtant bien des solutions pour adapter organisation et offre de services. A l’exemple de BBC Education qui dès 1996 est passée du TV Producer en charge de l’émission TV au Producer en charge de tout l’ensemble des supports liés à un programme, amenant la création d’une offre de programmes attractifs et performants qu’envient de nombreux éditeurs de contenus.

Mme ERNOTTE en  n’assignant pas formellement   le numérique à un membre du COMEX prépare peut-être les mentalités à ce que toutes les composantes  du groupe intègrent cette  mutation pour ancrer réellement France Télévisions dans l’ère numérique. A suivre.

Téléchargez gratuitement le Livre Blanc: cliquez ici

  Interview de Bruno PATINO

Bruno PATINO nous a accordé cette interview à titre personnel à l’occasion du Livre Blanc.

Jusqu’en Août 2015, il a été en charge la stratégie numérique de France Télévisions, fonctions auxquelles s’est ajoutée la Direction des Programmes et des Antennes du groupe à partir de 2013. Préalablement, il a travaillé dans plusieurs médias écrits et audiovisuels notamment Le Monde dont il a été Vice-Président, Hachette Livre, France Culture et Canal +. Auteur de plusieurs ouvrages, il a co-écrit avec Jean-François Fogel, « Une presse sans Gutenberg » (Grasset, 2005), sur l’impact d’Internet sur la presse et le journalisme et « La condition numérique » (Grasset, 2013) sur les transformations anthropologiques, sociales et économiques, induites par l’entrée dans l’ère du numérique.

 

Quelle est la stratégie numérique de France Télévisions ? Quel bilan tirez-vous des actions que vous avez menées ces dernières années ? Quelles évolutions à court terme ?

Pour moi, il n’y a pas d’un côté une stratégie numérique qu’il faut  développer le plus rapidement possible et de l’autre  une stratégie analogique  pour préserver l’existant le plus longtemps possible, pour « limiter la casse ». Avant, il y avait une stratégie de diffuseur mass-média dans une chaîne de valeur organisée plutôt de façon industrielle. Il faut une stratégie dans un univers de foisonnement de médias  de précision, où la télé de programmation et la télé de recommandation coexistent, où la réception peut avoir lieu en tout lieu à tous moment et de façon simultanée et non simultanée. Passionnant du point de vue sociologique, mais destructif du point de vue business.

À France Télévisions, il y a une seule stratégie intégrée. Je ne conçois pas une organisation avec une business unit « normale » et une business unit « numérique » séparées.

Pour moi, il y a un théorème de base: « les usages s’ajoutent les uns aux autres, les modèles économiques se détruisent les uns les autres ». Il ne faut pas confondre une problématique avec l’autre. Les usages s’ajoutent, il faut donc aller à tous les usages dans un système de fragmentation sociale,  d’audience, spatiale …

Le modèle économique « industriel » national organisé de façon unique est mort. La taille des économies d’échelle possible est soit planétaire soit inexistante dans une économie « scalable »[1].

Les corollaires de ce théorème sont multiples.

On ne combat pas la sociologie. Je ne peux pas obliger les gens à se comporter de la façon dont ils ne veulent pas se comporter. Même si certains en rêvent et souhaitent ignorer l’existence de la télécommande, de la TNT, de la distribution de la vidéo sur Internet et du Wifi, nous ne sommes pas capables de modifier le comportement des gens. On suit et on ne prétend pas dicter.

« Quand on bascule dans l’univers numérique, l’ubiquité est la nouvelle exclusivité », célèbre phrase d’Arianna Huffington. À France Télévisions, c’est le basculement d’une  offre de télé de rattrapage exclusif sur Orange avec une seule technologie,  à une offre d’hyperdistribution à tout moment, toute technologie, sur le principe d’aller chercher les gens là où ils sont dans le contexte où ils sont.

Une philosophie  de l’expérience avec le triangle de l’Expérience composé des trois sommets : Contenu, Interface, Contexte d’utilisation.

L’Interface : Facebook, Téléviseur … ; le contexte d’utilisation : mobile / pas mobile, perso/ pas perso, à la maison/au travail … ; à  chaque fois que je change une des occurrences d’un angle, je change/modifie l’expérience. Les expériences ne sont pas substituables entre elles, elles s’additionnent. Il peut y avoir concurrence entre une expérience et une autre et nous ne sommes pas maîtres de cette évolution sociologique. Comme elles ne sont pas substituables, il n’y a pas un modèle économique unique, mais un modèle économique par expérience. La Télévision linéaire est une expérience, la Télévision non linéaire sur le téléviseur en est une autre, la Télévision linéaire sur le mobile encore une autre, et la Télévision non linéaire sur une tablette dans le métro aussi. Il faut avoir de l’inventivité pour passer d’un modèle industriel business de mass-média (puissance ou affinité),  lié à la présence oligopolistique sur un marché donné, au système actuel. La tendance naturelle est la multiplication des expériences, certaines éphémères et d’autres pas.

L’autre tendance structurelle du marché (à deux/trois ans) est la cohabitation de la  Télévision de programmation (linéaire) et la Télévision de recommandation (je n’aime pas le terme de Télévision à la demande) qui est une télévision qui « pousse » car elle sait des choses sur vous. Cette dernière maîtrise la donnée, avec trois types de recommandations : algorithmique, sociale, humaine. La linéarité n’est pas le principe de base du business, le principe de base du business est la maîtrise de la donnée. Quand vous assistez à un séminaire de Netflix, vous comprenez qu’il ne s’agit pas d’un système de Télévision à la demande. La problématique au niveau business est la scalabilité des droits, de l’algorithme. Les relais de croissance portent sur l’acquisition des droits d’un côté et la multi-précision de l’algorithme de l’autre. L’un compense l’autre ; la puissance de l’algorithme permet de ne pas être exhaustif sur les droits. L’algorithme aide à gérer la rareté des droits en mettant en avant les droits possédés. Avoir plus de droits n’est pas suffisant pour gagner le combat.

La Télévision de recommandation émerge, y compris sur l’écran du téléviseur. Il ne faut pas confondre les statistiques du temps passé devant le téléviseur et celui passé devant les chaînes linéaires (par exemple, Black List aux États-Unis, 75% du temps d’écoute est en non linéaire, tout en étant un hit en linéaire, Accusé qui n’est pas spécifiquement conçu pour une consommation non-linéaire, 20% de l’audience est en non-linéaire). Sur les « petites » audiences (Arte, FranceÔ) le non-linéaire peut être supérieur au linéaire (par exemple, les télénovelas sur FranceÔ), même sur des programmes non feuilletonnants.

L’affaiblissement du diffuseur par rapport aux deux bouts de la chaîne : d’un côté la Distribution,  ceux qui maîtrisent l’interface (aujourd’hui, les box c’est 40% de la distribution) et de l’autre la Production (les marques-programme).

Historiquement, il y a toujours eu une crainte de l’État de « toute puissance » du diffuseur et sa volonté d’en protéger les téléspectateurs et les producteurs qui étaient « éparpillés ». Aujourd’hui, les pouvoirs publics souhaitent la création de grands pôles de production nationaux mais avec aussi  la survie d’une multitude de petits producteurs.

L’économie du secteur de la production reposait sur deux principes. La puissance de l’audience et donc de la recette de la primo-diffusion par un diffuseur, canal unique d’un programme, régulé, organisé de façon nationale.  L’existence d’un effet de rente de la Télévision payante et l’organisation d’un système de sa redistribution vers les producteurs. Aujourd’hui, la Télévision payante est prise en ciseaux entre un prix d’abonnement qui ne peut être augmenté à cause de la nouvelle concurrence et les obligations historiques qui alourdissent  les coûts.

Depuis plusieurs années,  sont apparues sur le marché international de la Production des séries de niche, clivantes, étrangères (par exemple, les séries scandinaves, Mad men pas plus de 2/3% d’audience dans chaque pays mais un CA global de plusieurs centaines de M$). Dans le même temps, les objectifs d’audience nécessaires pour les séries françaises (dans le respect du modèle économique historique) obligent de réduire la prise de risque pour attirer le plus large public, afin qu’elles soient consensuelles.

Le modèle économique actuel des diffuseurs français, fruit de la règlementation actuelle ne permet pas de coproduire des séries internationales rentables qui ne feraient que 5% d’audience en France. Seul Canal+ peut être sur ce marché. Cependant, ces séries permettraient la mondialisation de l’exception culturelle française.

Le rôle de l’éditeur n’est pas perçu à l’identique dans le Livre et dans l’Audiovisuel. Un éditeur est celui qui met en relation un contenu avec une audience. La politique des pouvoirs publics depuis 1981, avec la loi Lang, selon la théorie économique des biens d’expérience, a favorisé le rôle de l’éditeur littéraire. De même, le contrat auteur-éditeur a eu pour objectif de renforcer le rôle de l’éditeur. En 2014,dans le Livre, Hachette-Livre est le 2ème groupe mondial, présent aux États-Unis, avec des droits mondiaux de blockbusters mondiaux, dans toutes les langues. Et le plus beau groupe mondial Gallimard s’est renforcé structurellement.  Dans l’Audiovisuel, le rôle de l’éditeur, notamment vis-à-vis des producteurs, est toujours l’objet de nombreux débats.

Le groupe France Télévisions se caractérise par rapport aux autres diffuseurs par le fait qu’il produit plus qu’il n’acquiert[2]. La stratégie dans un contexte d’hyper-distribution est  d’être « cleptomane » en termes de droits, pour passer d’une stratégie de diffuseur à celle d’éditeur qui optimise la gestion des droits avec du partage de revenus. Grâce à l’exposition, leur puissance, l’effet de taille,  les chaînes linéaires sont le meilleur gestionnaire pour optimiser l’exploitation de droits.

La stratégie actuelle ne doit pas être de perpétuer un modèle économique reposant sur des ressources publicitaires en forte baisse sous la pression d’Internet mais d’optimiser l’exploitation des droits de la production française.  Le patrimonial ne peut avoir un avenir que par la mondialisation et la coproduction internationale. Mieux vaut mondialiser 2% d’audience qu’en domestiquer 30%.

De plus, dans ce contexte, la question de la multidistribution du même programmes au même moment se pose, notamment pour amortir les coûts marketing de promotion, notamment virale et optimiser la notoriété apportée par cette promotion de la 1ère exploitation. Ne peut-on pas imaginer une sortie simultanée sur tous les écrans ?[3]. Je suis persuadé que les expériences ne sont pas substituables entre elles. Donc on peut s’interroger.

L’évolution est au croisement de ces modes de financement, avec une multidistribution simultanée et un business model par expérience. L’exemple de la série Les hommes de l’ombre est probant ; la saison 1 a été exploitée avec la chronologie des médias usuelle pour les fictions, mais la saison 2 est sortie en simultané partout (payant, sur les plateformes de VOD, catch-up en streaming).  Tous les records ont été battus partout : meilleures audiences en TV que la saison 1, top des ventes iTunes (payant), record en catch-up gratuite (recettes publicitaires avec le pre-roll), record en DVD, maximisation de l’impact. Ce n’est qu’un exemple qui n’a pas valeur de théorème mais je suis persuadé de la pertinence de cette approche. L’étalement dans le temps dilue l’effet de lancement et l’effet viral. Nous sommes dans une société en réseau de recommandation permanente et de viralité. La recommandation et la viralité sont beaucoup plus puissantes que l’impact publicitaire.

Les usages s’ajoutent, les modèles économiques se concurrencent.

Pour la création patrimoniale et évènementielle, il faut mondialiser le marché, le dédomestiquer.

Bref, mondialiser notre exception culturelle.

Pour vous, il y a une stratégie unique mais à France Télévisions il y a toujours deux business units différentes, dont une dédiée au numérique.

Oui mais  il y a une stratégie unique.

J’ai fait de FTV EN[4] un outil « au service de l’activité de France Télévisions ». Ses trois axes stratégiques sont:

  1. Hyperdistribution
  2. Création verticale thématique (chaînes de TV de recommandation en non linéaire) avec bientôt FranceTV Info qui sera une chaîne en autoplay générée par algorithme, idem pour la culture.
  3. Passage de la Télévision de rattrapage à la Télévision de distribution. Dans la première, le public vient chercher le programme, dans la seconde  il lui est recommandé via des algorithmes. Ce que le BBC Player fait très bien, mais parce qu’il dispose de 30 jours de catch-up . Si nous pouvions passer à  30 jours de catch-up vs 7 jours actuellement avec un partage des revenus, nous disposerions d’un inventaire de meilleure qualité et nous pourrions générer plus de revenus. Cette simple mesure change l’écosystème radicalement.  D’après nos calculs, nous pourrions passer 25 M€ de recettes publicitaires à 80 M€. et c’est du partage de revenus. Dans l’intérêt des producteurs. Étonnamment les producteurs bloquent. Ça ne coûte rien et ça intéresserait autant les chaînes publiques que privées.

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[1] Scalability : capacité d’un produit/service à s’adapter à un changement d’ordre de grandeur de la demande, en particulier le maintien de ses fonctionnalités et de ses performances en cas de forte demande

[2] 1,1 Md€ de budget Programmes, 400 M€ de création patrimoniale, avec les magazines non adaptations de formats internationaux, soit un total est de 800/900 M€ de production française

[3] cf. le propos de Kevin Spacey sur la vente des dvd du film Margin call à la sortie des cinémas, 4 en moyenne par spectateur pour l’offrir à des amis car ils avaient « adoré » le film

[4] France Télévisions Editions Numériques

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